• Sociologie narrative ?
    • Ne faut-il pas imaginer de nouvelles formes, une façon de sociologiser dans et par la narration ?
  • Lectures buissonnières
    • Pour reconstituer le trésor perdu de la littérature du réel. Vous avez rendez-vous avec certains livres mais vous ne savez pas qui ils sont.
  • Images et sons
    • Cette rubrique entend s’interroger sur ce que nous voyons et ce que nous entendons lors de nos enquêtes, ce qui nous frappe l’esprit parce que « ça nous regarde ».
  • Archives
    • Tous les textes publiés sur le site classés par titre et noms d’auteur(e)s. Le début d’un thésaurus à enrichir au fur et à mesure des nouvelles productions.


  • Fragments du monde
    • Penser et comprendre, voilà l’affaire de « Fragments du monde », de celles et de ceux pour qui s’enquérir a plus d’importance que de prononcer 
  • Nos rencontres
    • Nos rencontres, nos différents moments d’échanges, en présence ou à distance.
      Nos activités liées au GT35 Sociologie narrative de l’AISLF




Liens
Maison Albert Londres
Dire le travail
Non fiction
Agencements
Casiers
Université buissonnière




Sociologie(s) publique(s) ?




Projet chômage




Des récits de papier aux récits 2.0





"Il est où le film ?"

par Laurent Aucher
le 23 octobre 2023

« Quand on va au cinéma, disait Jean-Luc Godard, on lève la tête. Quand on regarde la télévision, on la baisse. » Mais qu’en est-il lorsque la séance filmique se déroule en pleine rue ? C’est ce que ce texte, écrit le 15 août 2023, c’est-à-dire au lendemain de la diffusion par l’association Vierzon-Cinéma de trois courts métrages expérimentaux dans l’une des rues les plus populaires de Vierzon (Cher), cherche à interroger.

Dorian Degoutte (en arrière-plan, à gauche) et Raphaël Hénard (en arrière plan à droite avec le micro), le 14 août 2023 à Vierzon.

La rue Maréchal Joffre à Vierzon est un point de cristallisation de certains changements intervenus au cours de ces dernières décennies dans les villes moyennes façonnées par la révolution industrielle (désindustrialisation, paupérisation des centres-villes, vacances commerciales, etc.). Elle mériterait une étude sociologique à part entière. Située dans la partie urbaine la plus ancienne de l’agglomération, elle relie la place Foch à la cité du Tunnel-Château. Pendant très longtemps, elle fut l’une des principales artères commerçantes de la seconde ville du Cher. Au début des années 1980, la rue fit l’objet d’un programme de requalification, elle fut alors entièrement piétonnisée. Sous l’effet de la désindustrialisation, du transfert ou de la création d’enseignes en périphérie du centre-bourg et de l’arrivée d’Internet, l’artère a perdu une partie de ses commerces, malgré les multiples initiatives de redynamisation opérées par les autorités locales, notamment dans le cadre de dispositifs comme « J’Offre une boutique » et « Cœur de ville ». Les ballets de scooters et autres petits trafics illicites peuvent être source d’une réelle tension entre les franges les plus vulnérables, souvent arrivées à Vierzon récemment, et les franges les plus stabilisées de la population locale. Bref, un condensé de ce que Norbert Elias et John L. Scotson décrivent à propos des « marginaux » (« outsiders ») et des « établis » (« etablished ») [1].

C’est à l’angle de cette rue et de la rue du Marché au Blé que l’association Vierzon-Cinéma, pilotée par le vidéaste et photographe Dorian Degoutte, a emménagé en 2019. Sur le site internet de celle-ci, il est précisé qu’elle vise « la création d’une plateforme audiovisuelle engageant les habitants de Vierzon dans la réalisation de films sur leur territoire » [2]. Le local qui accueille le public se limite à une grande pièce faisant office de diffusion cinématographique (avec accès à des toilettes). En face, l’actuel député communiste de la circonscription, Nicolas Sansu, a récemment installé sa permanence.

Avec l’aide d’amis et d’habitants du quartier, Dorian a l’habitude d’organiser chaque été une séance de projection comme celle qui s’est déroulée le lundi 14 août 2023. Son mail reçu peu avant l’événement commençait par ces mots :

Compte tenu du nombre de participants, Vierzon-Cinéma avait aménagée ce soir-là deux espaces, l’un à l’intérieur du local (au nombre de places limité), l’autre dans la rue, la très grande vitre permettant en effet de voir sans difficulté le mur de projection depuis l’extérieur. C’est dans ce second espace que je pris place pour assister aux trois projections. Contrairement à d’habitude où ce qui est présenté au public relève du cinéma documentaire, la proposition s’apparentait à du cinéma expérimental. Dans La Distinction, Bourdieu insiste sur l’hostilité développée par les classes populaires à l’encontre de la « recherche formelle » en matière artistique [3]. Parmi un public attentif constitué en majorité de la classe moyenne vierzonnaise à fort capital culturel (enseignants, journaliste, éducateurs, etc.), trois hommes me parurent s’agiter, rapidement, dès le tout début de la diffusion du premier court métrage. On pouvait percevoir, à leur comportement fébrile (inattention, interventions à voix haute, etc.), qu’ils ne se sentaient pas concernés par ce qui se donnait à voir sur l’écran et qu’ils manifestaient leur exclusion par leur langage, leurs gestes, leurs remarques critiques. On peut penser qu’ils appartenaient à un milieu culturel différent. Le premier d’entre eux quitta la projection au bout de quelques minutes, les deux autres, beaucoup plus jeunes que lui, après que l’un d’eux fut invité par un autre spectateur à se taire, décidèrent de l’imiter. L’un de ces deux jeunes, locataire d’un appartement situé à deux pas du local associatif, rentra chez lui. Le second, à la démarche titubante, resta un certain temps en bas de l’immeuble. Durant quelques instants, il y eut un échange à distance entre ces deux jeunes, l’un, arrimé à sa fenêtre, l’autre, posté au niveau de la porte d’entrée. Plusieurs fois, le jeune à la démarche titubante chercha à interpeller le public présent dans la rue : « Il est où le film ? »

À un moment donné, celui qui était à sa fenêtre, manifestement gêné par la situation : « Tu fais quoi ? Reste pas là ! » La scène dura quelques minutes avant qu’une voisine, habitant l’appartement d’en face n’intervienne et ne s’adresse à celui qui était en bas de l’immeuble : « Y a une chaise, va chercher une chaise ! » C’était avant qu’elle ne décide d’augmenter le son de sa chaîne hi-fi (ou son équivalent), ce qui eut pour conséquence de faire concurrence au son que distillait l’ampli installé pour l’occasion par l’association. Gentiment, calmement, Dorian réussit à démêler la situation. La fenêtre finit par se fermer, le jeune, qui se trouvait encore en bas de l’immeuble, par partir.

Durant toute la durée de la projection des trois films, les spectateurs assis dans la rue, au contraire de ceux qui se trouvaient à l’intérieur du local, furent soumis à cette expérience étrange par laquelle ce qui était montré à l’écran était diffracté, voire pour partie neutralisé, par ce qui se passait autour d’eux (passage de personnes, bruits de scooters, discussion mouvementée dans le voisinage proche, etc.). Une sorte de film dans le film en somme. Ce fut, je dois dire, d’autant plus troublant pour moi, lors de la diffusion du second court métrage, que le propos clairement anarchiste de celui-ci résonnait de concert avec ce qui pouvait se passer au moment même autour de moi, trouble partagé sans doute par certains spectateurs présents.

Ce soir-là, les intrus n’étaient donc pas forcément ceux que l’on croit.


[1Norbert ELIAS et John L. SCOTSON, Logiques de l’exclusion : enquête sociologique au cœur des problèmes d’une communauté, Paris, Fayard, 1997.

[3Pierre BOURDIEU, La Distinction : critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979, p. 33-34.