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Les bons comptes font les joyeux Noël

par Annick Madec
le 21 novembre 2023

C’était quand ? Lundi, lundi dernier, j’ai commencé les cadeaux de Noël. J’aime bien travailler comme ça, du mercredi au samedi. Maintenant, le mardi, je vais aussi à la gym avec une copine. Mon mari n’était pas trop d’accord parce qu’il faut qu’il s’occupe des enfants après sa journée. Je prépare le dîner mais il faut qu’il s’occupe des devoirs et tout ça. Avant, le mardi, après le boulot, il pouvait faire ce qu’il voulait avec ses copains. Mais il a été d’accord quand je lui ai dit que c’était mon médecin qui voulait que je fasse de la gym, pour mon dos, à cause de mon boulot. Bon, il faut dire qu’à cause de mon boulot, il a déjà les gamins toute la journée du samedi, tout seul. Mardi, j’ai aussi coupé les cheveux à mes sœurs. Pour elles, c’est Noël, toute l’année, super bien d’avoir une frangine coiffeuse. Elles viennent chez moi, jamais au salon. Avec ma belle-sœur, c’est pas la même chose. Avec elle, tout est toujours compliqué. L’année dernière, je lui ai offert une couleur. Je lui avais mis deux couleurs, au choix, pour qu’elle décide si elle voulait voir la vie en rose ou en bleu. Elle a choisi le rose…

Nous, dans ma famille à moi, à Noël on est 19 à table : mes parents, mon frère, sa femme, leurs deux enfants, ma sœur, son mari, leurs trois enfants, et nous, mon mari, moi, nos deux enfants. Après il y a aussi ma petite sœur, célibataire, qui vit encore chez les parents. C’est tranquille pour elle, elle dépense juste pour sa voiture. En même temps, elle ne gagne pas lourd quand elle travaille dans les écoles, et c’est toujours à temps partiel. Elle ne peut pas partir avec ça. Faut dire qu’elle est prudente. Cette année encore, elle nous a fait rire, elle nous a demandé si elle pouvait inviter un de ses copains qui sera tout seul à Noël. J’ai jamais entendu parler de son père et sa mère est morte il y a deux ans. C’est comme ça que ça a commencé, après la mort de sa mère. C’est un copain d’école de ma sœur. Ils se connaissent depuis le collège. Évidemment, on a dit oui, dis lui de venir. L’année d’après, rebelote, il était là. Alors cette année, on a dit à ma sœur : pourquoi tu demandes, maintenant, il fait partie des meubles. Mais quand je dis que c’est son copain, il n’y a rien entre eux. A un moment, on s’est dit, bon, elle a l’air décidé. Mais non, ils sont toujours copains-copains. C’est comme ça, elle dit qu’elle est mieux célibataire. Enfin, bref, avec lui et les cousins, on est 19.

Alors Noël, on commence maintenant, après la Toussaint. Pour le repas, on tourne, une année, c’est mon frère qui prend l’apéro, ma sœur les boissons, moi, le dessert, l’année d’après, on change. Mais tous les ans, c’est ma mère qui paie la viande. Sauf l’année dernière, c’était pas la viande. Nous, on ne se prend pas la tête avec le repas et tout le tralala de Noël. Il y a deux ans, on a fait une raclette pour faire plaisir à ma sœur. L’année dernière, on a fait plancha parce que mon frère avait un plan pour avoir des noix de coquilles St Jacques. C’était super. Cette année on va faire fondues, bourguignonne et savoyarde. Après, ce sera Carte d’Or, sans doute. On partage toujours les frais. Il faut que tout le monde s’en sorte. On n’est pas dans la misère, tout le monde travaille mais bon, on n’est pas à l’ISF non plus. On a des maisons à payer. Avec la tempête, il y a des gens qui ont perdu tout ce qu’ils avaient dans leur congélateur. Enfin, c’est toujours pareil, il y a ceux qui savent se dire : on est tous en vie, la maison est toujours debout ; alors tant pis, on va faire le réveillon avant l’heure avec ce qu’on avait pris en promo et congelé pour Noël. Sans électricité, c’est pas forcément facile mais bon.

Mais il y en a d’autres qui voient toujours le verre à moitié vide plutôt qu’à moitié plein. Comme dans la famille de mon mari. Enfin, il faut pas que j’exagère non plus, c’est surtout ma belle-sœur qui est comme ça. Pas marrante. Ma belle-mère paie tout le repas à tout le monde, 23 à table, elle y tient. Il y a tout ce qu’il faut pour faire Noël comme dans les pubs, saumon fumé, foie gras, bûches. D’un autre côté, il y a des trucs, c’est facile avec ma belle-mère. J’ai trouvé sur Internet les plaids à capuche, avec des oreilles et tout, à 14 euros chaque. Exactement ce que je veux pour les enfants pour regarder la télé sur le canapé. Je dis ça à ma mère. Ben, elle m’a dit non, je vais leur prendre autre chose pour qu’ils soient à égalité avec les autres. Elle a décidé qu’elle allait mettre 40 euros pour chacun de ses petits-enfants. Moi, je lui faisais économiser plus que 40 euros. Mais bon, non c’est non. J’ai appelé ma belle-mère. Ça a été vite réglé. Ok, pas de problème. Elle pense comme moi que les enfants s’en foutent de combien ça coûte.

Avec ma belle-sœur, le problème, c’est pas tellement combien ça coûte. C’est combien de cadeaux par enfant. Moi, j’ai annoncé la couleur, je ne fais des cadeaux qu’aux filleuls. C’est clair, je ne peux pas faire plus. Une de ses filles est ma filleule, donc je lui fais un cadeau. Mais ma belle-sœur dit qu’elle ne supporte pas de savoir que son autre fille aura moins de cadeaux que ma filleule. Donc elle achète quelque chose et met un paquet en plus pour sa fille. Moi, j’ai pas envie d’avoir des mômes qui ne savent plus où donner de la tête devant des tas de cadeaux à déballer. Dans ma famille, ce qui compte, c’est d’être ensemble, de se marrer, et pas d’avoir des tonnes de cadeaux.

Nous, pour les cadeaux des adultes, on fait un tirage au sort. C’est déjà un peu Noël ce jour là. Chacun tire un nom et on ne fait un cadeau qu’à celui dont on a tiré le nom. Cette année, pour moi, c’est ma petite sœur. Pour mon mari, c’est mon père. Avec ma belle-sœur, toujours la même, c’est pas pareil, c’est un cadeau obligatoire tous les ans. Je ne peux pas lui refaire une couleur ! J’ai trouvé, aussi sur Internet, des espèces de petites médailles dans lesquelles on peut glisser des photos. Comme elle a toujours des bracelets et qu’elle ne vit que pour ses filles, j’ai demandé à mon beau-frère une photo avec les deux filles. Je vais lui commander ça. Elle aura ses filles attachées à son poignet. Pour elle, ce sera le bonheur ! Et le bonheur, ça n’a pas de prix !

Ben oui, quand ils nous annoncent royalement que le SMIC augmente et qu’on se retrouve avec 20 euros en plus à la fin du mois, on se dit qu’ils sont complètement à l’Ouest. On ne doit pas vivre sur la même planète que les politiques. Hier, je suis allée chez le médecin, la visite est passée à 26, 50. Pour eux, c’est comme pour nous, on se fout du monde. 1,50 d’augmentation, c’est rien. Quoi, ça leur fait une consultation en plus dans la journée !? Je sais pas où on va avec ceux qui nous dirigent. J’ai bien l’impression qu’on va droit dans le mur. Enfin, je dis ça, je ne les écoute pas beaucoup. Eux, par contre, ils s’écoutent parler. Mais pour ce que ça donne ...

La scène a été jouée pour une unique cliente-spectatrice qui a vu sur l’écran du téléphone de la coiffeuse à quoi ressemblent les plaids à capuche qui se transforment en petite cabane si on replie les genoux. Idéal pour se pelotonner sur le canapé quand il faut baisser le chauffage. La séquence a duré une vingtaine de minutes, dans la matinée du 15 novembre 2023, en l’absence de la propriétaire du petit salon de coiffure. Ce salon - théâtre du quotidien - est en France, en région, comme il est convenu de dire de nos jours, dans un quartier encore considéré comme populaire. En écoutant et regardant la coiffeuse-actrice, la cliente-spectatrice a pensé que la scène aurait pu être filmée par Ken Loach et que les travaux de Richard Hoggart n’avaient pas pris une ride. La coiffeuse, comme les personnages dépeints par le cinéaste et le sociologue, a l’art et la manière d’en prendre et d’en laisser, de porter un regard oblique sur les gens et sur les informations et situations. L’art et la manière de ne pas s’en laisser conter ; de ne pas s’en laisser compter.

Alors, inflation ou pas, entre être ou avoir, parler des préparatifs de Noël aux clientes, c’est dire : pas de problème, pas besoin de faire intervenir l’ONU pour préserver la paix dans les familles. De négociations en compromis, le pouvoir d’achat sera attaqué mais la trêve des confiseurs sera respectée.





un_noe_l_qui_de_coiffe.pdf (pdf, 40.5 ko).