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Au bord de l’archive (1)

par Claudia Girola
le 3 décembre 2023

Au bord de l’archive (1)
Souvenirs partagés de la beauté tenace des rencontres

En temps de violences, d’incertitudes et de tristesses, on ne sait pas comment laisser émerger le bonheur qui nous envahit à la suite d’un événement, d’un fait, d’une expérience vécue ou d’une bonne nouvelle reçue, au milieu du bourbier. C’est possible ? Comment transmettre à autrui une émotion positive, singulière, en temps de guerre et d’incompréhension, sans qu’elle soit mal interprétée ? Ou qu’on soit jugés déplacés, superficiels ou insensibles à la douleur générale, nécessaire ?

Mais le bonheur est têtu, tout comme le sont souvent les sentiments sombres ou la vengeance irrépressible. Je parie sur un bonheur obstiné au milieu de la ténacité des ténèbres. C’est notre histoire qui se tisse dans cette lutte oscillatoire permanente. Aujourd’hui j’ai décidé de vous raconter et de partager une histoire heureuse, de devenir une « conteuse » car comme le disait Walter Benjamin « conter n’est pas seulement un art, c’est aussi une dignité ». Et nous en avons besoin.

Tout a commencé il y a bien longtemps, il y a environ 40 ou 42 ans. Mon père a été invité à un symposium de sculptures en pierre, de pierres immenses, sur une île du Japon, l’île de Shikoku. Enio et Suzette (mes parents) y sont partis, cette dernière se chargeant de la traduction en anglais des mots de mon père, échangés avec le reste du monde, là-bas au levant.

Ils revinrent à Buenos Aires, émerveillés par cette autre vie. Ils étaient dans l’île les seuls non-Japonais, vivant dans une petite maison en bois « typiquement japonaise » disait ma mère et portaient des sortes de kimonos pour être confortables pendant la soirée. Chaque jour ils se rendaient dans la grande entreprise des pierres de M. Yamada, alors âgé d’une trentaine d’années, peut-être moins (mes parents avaient 51 et 56 ans) qui, par un accord avec le musée d’art de sculpture sur pierre de la ville, était l’un des partenaires de ce symposium. C’est lui surtout qui a fourni ces immenses blocs de pierre aux artistes invités.

La région est entourée par les montagnes et la mer. Pour mon frère et moi, depuis là-bas en Argentine, elle nous semblait tellement loin. Elle faisait partie de ces légendes qu’on lisait enfant et qu’on désirait vraies. Dans ses lettres, ma mère nous racontait que mon père, partait chaque matin travailler la pierre et concevoir son œuvre. Elle, à ses côtés, comme toujours, témoin et mémoire du récit familial. Lors de leur arrivée à l’usine, ils étaient surpris de voir les ouvriers apparaître en même temps qu’eux avec des voitures impeccables et effectuer leurs exercices physiques avant de commencer leur travail quotidien. Inimaginable une vision pareille en Argentine où les ouvriers arrivent à leur travail, déjà fatigués à la suite des longs parcours, en sautant d’un bus à l’autre, et après de longues attentes qui permettent de se raconter sa propre vie et faire son bilan parfois juste, parfois extrêmement sévère.

A leur retour, mes parents nous ont raconté de nombreuses histoires sur leur dépaysement quotidien : manger du poisson cru le matin et des légumes inconnus, ainsi que des soupes mystérieuses. Cela me fait rire aujourd’hui et m’inspire de la tendresse, surtout en pensant à mon père qui considérait qu’il avait bien et « normalement » mangé lorsqu’on lui servait un steak avec de la salade. Difficile d’abandonner ses habitudes alimentaires nationales. Ma mère, ouverte au monde et reconnaissante, d’après elle, des opportunités que la vie lui offrait, a toujours tout essayé, tout approuvé.

Ils ont passé un mois dans cet endroit reculé, loin des grandes villes, très loin des langues connues. Puis, ils sont repartis. La sculpture est restée sous la protection de M. Yamada et de « sa femme », comme on disait auparavant pour mentionner l’épouse de quelqu’un.

Nous avons découvert l’œuvre à travers des photos, des catalogues, des affiches, des articles de presse, des critiques d’art et des histoires racontées, qui se cumulaient, désordonnés, dans l’atelier de mon père, matériel que ma mère réorganisait dans une archive intuitive. Malgré les pierres immenses, imposantes et presque sauvages qui composaient la sculpture, on observait sur les photos que celle-ci gardait cette élégance que mon vieux savait ajouter à la matière, quelle qu’elle soit. C’était la magie de ses mains et de son imagination.

Un jour, M. Yamada est arrivé à Buenos Aires, il était allé chercher des pierres vertes au Brésil et puis il s’est déplacé jusqu’à Buenos Aires pour saluer mon père. J’étais une jeune moins intéressée par l’artiste que par le père. J’ai perçu lors de ce dîner à Palomar – le village où habitaient mes parents – combien M. Yamada appréciait mon père et riait avec lui. Une complicité s’était nouée entre ces deux hommes à Shikoku, cette légende qu’on voulait vraie. Mon père ne parlait pas un mot d’anglais, moins encore le japonais mais il était toujours en communication avec les autres. Aucun doute que les Japonais ont ri avec lui. Faire rire, c’était une de ses qualités.

Puis le temps a passé. M. Yamada et la sculpture sont devenus mémoire dérobée. Mais le Japon et les jours passés là-bas sont restés comme une marque indélébile, notamment pour ma mère qui, comme elle le disait : « ils ont été, peut-être les moments les plus heureux de ma vie ». Les arbres rouges, une finesse qu’elle appréciait, une amabilité juste, des sourires comme une communication sensible face à l’absence des mots pour échanger, ne rien rater de et avec mon père : des éléments qu’elle disait lui avoir été suffisants pour vivre. Tout avait été beauté à ses yeux. Cette dimension du monde a toujours été fondamentale pour elle, elle l’est toujours…

Ma mère s’était acheté un petit appareil photo et faisait des prises de vue en quantité. Ce bonheur devait être capturé pour toujours et amené chez elle, à l’ouest. C’est lorsque Pablo, mon fils, est apparu dans ce monde, que le Japon est devenu un sujet presque vital pour elle, ce n’étaient pas les photos qui allaient préserver ce bonheur têtu, c’était une complicité avec son petit-fils. Le souvenir de la beauté devait s’étendre au-delà de ses enfants. Pablo a garanti cette prolongation. Les récits des souvenirs des terres nippones lui étaient destinées ainsi qu’à Sergio, le fils de mon frère.

Lorsque Suzette, ma mère, venait nous rendre visite à Paris, elle nous apportait des indications sur des vieilles cartes de visite en japonais de M Yamada, pour voir si nous pouvions le localiser. Les années avaient passé. "Avec ces ordinateurs, vous pourrez peut-être trouver M. Yamada." nous demandait-elle. On était toujours occupés. Je disais à ma mère « oui, oui » et puis on oubliait. Entêtée, elle insistait à chaque fois. C’est un de mes grands regrets aujourd’hui : de ne pas m’être rendu compte de la valeur de l’instant et de sa quête d’un bonheur qu’elle ne voulait pas archiver. En revanche, dans les conversations entre grand-mère et petit-fils, le temps était d’autre caractère, je crois qu’il s’est établi entre eux un pacte explicite ou implicite. C’est à partir de ces échanges donc que Pablo a commencé à s’intéresser à l’Asie, aux visages aux yeux bridés et à la recherche de l’île de Shikoku.

Entre-temps mon père est mort, la sculpture était restée quelque part, elle faisait son histoire … loin de lui. C’est ainsi qu’il a toujours conçu son rapport à son œuvre : une fois réalisée, elle devait prendre son chemin, s’éloigner des mains qui l’avaient créée. C’est alors que mon père « m’est devenu » artiste. Ma mère, de son côté, a commencé à oublier certaines choses du monde ou à sélectionner ses souvenirs. Les dossiers de son archive mentale et aussi matérielle ont commencé à s’éparpiller. Yamada et la sculpture disparurent de sa mémoire. Leur écho s’éloignait mais la transmission avait quand même été effectuée. « J’oublierai un jour » : ma mère sûrement l’avait prévu dans ce pacte initial avec Pablo. Ce dernier a pris le relais et l’île de Shikoku, Monsieur Yamada et la sculpture sont devenus ses énigmes à élucider. Quelques années plus tard, après avoir obtenu son diplôme d’ingénieur à Paris, Pablo est parti au Japon pour travailler dans la ville de Kyoto, réalisant apparemment une prophétie ou un souhait de ma mère déjà indissociable de son propre souhait.

Pendant ce temps, Leonardo, (mon mari) et moi, en France, entre notre fils à l’Est et ma mère à l’Ouest, – nous au milieu du monde – avons commencé, entre Paris et Buenos Aires, à organiser les archives de mon père, voire à les inventer, à les découvrir, archives qu’il m’est difficile de différencier de celle de ma mère, de mon frère, des grands-parents, de ceux ou celles que je n’ai pas connus mais qui étaient tellement présents dans les récits des vivants , de toutes celles, de tous ceux qui avons traversés ensemble une grande période de notre histoire, entrelacés dans des liens de parenté, d’amitié, de camaraderie et d’autres liens qui s’inventent dans la vie au rythme inlassable des séparations migrantes- en partageant des expériences, des secrets, des voyages, des journées ensoleillées et des cieux orageux aussi, lors des retrouvailles tant espérées .
Durant le travail d’archive, parmi les innombrables traces des images placées dans des caisses qui se remplissent constamment encore et encore par des trouvailles inespérées de photos enfouies dans des tiroirs de meubles inattendus - des photos qui traînent et qui, comme en éclipse, apparaissent et disparaissent, pour qu’en réalité on n’oublie jamais les moments fixés sur elles - ont jailli celles des deux voyages au Japon de mes parents et de temps en temps des cartes de Noël, des photos d’enfants japonais et des dessins d’enfants adressés à mes parents en leur présentant de bons vœux pour la nouvelle année. Et parmi toutes ces images, il y avait les photos de la famille Yamada posant entre des blocs de pierre à côté de mes parents... si jeunes. Les petits dessins provenaient des enfants de Yamada qui, chaque année, et pendant un temps, les ont envoyés à mes parents et ma mère les gardait précieusement. J’ai photographié en toute hâte ces photos et ces lettres et les ai envoyées à Pablo.

Il y a environ deux semaines, Pablo m’a envoyé un étrange message inhabituel pour lui : "Maman, tu ne veux pas faire un Zoom le vendredi 13 à 10 heures (à Paris) ?" Cette proposition était rare, avec l’esprit réservé qui le caractérise et l’impatience d’un jeune qui ne veut pas perdre de temps avec d’étranges vidéos qui nous rapprochent tout en renforçant notre conscience de la distance nostalgique et infinie qui nous sépare. À sa proposition exceptionnelle, imaginez-vous, j’ai écrit-crié un Ouiiiii de longue durée dans l’espace d’écriture du WhatsApp.

Au bout d’un moment, j’ai reçu un courriel avec une convocation à une réunion universitaire le même vendredi à la même heure, à laquelle il était difficile d’échapper. Une contrariété m’a envahie. Je l’ai transmis en urgence à Pablo, qui, comme toujours, protecteur, m’a dit de ne pas m’inquiéter, qu’on verrait plus tard. Et là, j’ai commencé à penser que s’il m’avait fait cette proposition très précise, c’était parce qu’il voulait me dire quelque chose d’important. Alors je lui ai écrit et je lui ai dit : « Si tu as besoin de me dire quelque chose, parlons-en maintenant. »

Et là, craignant, tous les deux, que le vendredi 13 à 10 heures nous ne puissions pas réaliser le zoom, il m’a dit directement qu’il avait localisé Yamada et qu’il partait avec des amis japonais - avec qui il danse le tango - à Shikoku, à 250 km de Kyoto où il habite. Je ne pouvais pas continuer à parler, enivrée par mes propres larmes et bouleversée par le sentiment de bonheur tenace que ma mère m’avait transmis de son vécu au Japon, conservé intact depuis ce jour où elle m’avait dit que son voyage et surtout ces moments passés à Shikoku « avaient été peut-être les moments les plus heureux de (sa) vie ».


Dessin de Pablo Antoniadis

Le vendredi 13, j’étais à l’arrêt du bus 31, le téléphone portable a sonné et c’est Pablo qui, de l’Est lointain, m’appelait avec M. Yamada à son côté. Un homme de presque 80 ans est apparu sur l’écran, souriant comme le jour du dîner à Palomar, loin, dans ma jeunesse. J’ai échangé un court « Good morning, glad to meet you » et des rires de joie ont suivi. A ce moment juste, le 31 est arrivé et je suis montée rapidement, instable, toujours avec le téléphone à la main, en discutant avec Pablo. Je me suis rapidement assise devant une belle dame, une sorte de Frida Kahlo âgée. Je suis restée une minute à discuter avec Pablo en espagnol, très touchée. Et quand nous avons raccroché, la dame âgée aux boucles d’oreilles pendantes, aux cheveux gris et aux reflets noirs m’a regardée en souriant et m’a dit, dans un pur castillan : « Seguí su conversación y su emoción » [1]. Je l’ai regardée, surprise et abasourdie et je lui ai demandé d’où elle venait et elle m’a répondu : « soy su vecina, soy boliviana » [2]. Je me suis sentie traversée par le monde, les rencontres et leurs beautés tenaces.

En descendant au métro Pont Cardinet, une photo est apparue sur WhatsApp, c’était la sculpture en pierre que mon père avait faite à Shikoku, elle avait perdu ses couleurs d’origine mais restait intrépide et têtue avec son histoire, celle que mon père lui avait donnée et à laquelle lui-même avait toujours cru : loin, très loin de lui dans la ville de Takamatsu dans l’ile de Shikoku, mais à l’abri, près de chez M. Yamada, au milieu des regards curieux de tous les passants, sans propriétaire, loin des archives, appartenant à l’univers, comme mon père aimait penser ses œuvres. Au bout d’un moment, sur le groupe familial WhatsApp, Leonardo a écrit : « Je craignais que la sculpture n’existe plus… Eh bien Pablo, mission accomplie”. J’ai ajouté plus tard « un grand merci, Pablo, pour toute cette histoire ».

Je remercierai toujours ma mère pour nous tous, pour la beauté et le bonheur tenaces malgré tout.

Claudia Girola
Paris, novembre 2023


Construction- Enio Iommi- (https://www.enioiommi.com)

[1J’ai suivi votre conversation et votre émotion

[2Je suis votre voisine, je suis bolivienne




au_bord_de_l_archive_1_claudia_girola.pdf (pdf, 494.5 ko).